Dans le cadre de leur travail, les salariés sont amenés à émettre des propositions, des suggestions, voire des critiques. Dès lors que ces critiques ne sont pas systématiques, et qu’elles sont émises de façon mesurée, sans propos injurieux, ni diffamatoires, elles ne peuvent justifier un licenciement.
Autrement dit,
sauf abus, le salarié bénéficie d’une liberté d’expression dans et hors l’entreprise.
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Que recouvre exactement le droit d’expression prévu par le Code du travail ?
Un salarié ne peut être sanctionné ou licencié en raison des opinions qu’il a émises sur le contenu, les conditions et l’organisation du travail lors de réunions collectives organisées pendant et sur les lieux du travail
(C. trav., art. L. 2281-1)
. Il s’agit donc d’une protection restreinte puisqu’elle ne s’applique qu’aux propos tenus pendant des réunions. En d’autres termes, le salarié qui émet une opinion personnelle en dehors de ce type de réunion n’est pas protégé par le Code du travail.
Toutefois, en tant que citoyen, il bénéficie d’une liberté d’expression qui est beaucoup plus large et qui peut s’exprimer aussi bien dans que hors l’entreprise, notamment au travers de la presse
, sous réserve toutefois de ne pas commettre d’abus
. L’abus dans la liberté d’expression se matérialise par des propos injurieux, diffamatoires, excessifs, des dénigrements ou des accusations non fondées.
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Les critiques à l’encontre d’un supérieur hiérarchique justifient-elles un licenciement ?
Si elles sont mesurées et relativement confidentielles, les critiques ne justifient pas en principe un licenciement.
Exemple :
un salarié, membre du comité de direction d’un casino, avait adressé à son supérieur hiérarchique un courrier qui s’était borné à contester en termes mesurés l’autorité du directeur des jeux ; le licenciement était injustifié
.
A l’inverse, la faute grave sera retenue :
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si les termes employés par le salarié sont excessifs, injurieux ou diffamatoires
;
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si les critiques virulentes font l’objet d’une large diffusion dans l’entreprise.
Par exemple, la salariée d’une fondation hospitalière avait adressé à tout le personnel une note dans laquelle elle s’insurgeait contre les circonstances du départ du directeur auquel elle exprimait son soutien tout en désavouant le président du conseil d’administration avec la volonté affichée de soulever l’opinion générale contre ce dernier en dénigrant sa gestion ; la faute grave a été retenue
.
Dans tous les cas, il faut tenir compte du contexte ; des circonstances particulières peuvent rendre le licenciement sans cause réelle et sérieuse.
Exemple :
un cadre avait traité de « bande de guignols » le comité de direction et de « Bouglione » le directeur général. Les juges ont considéré que le licenciement était injustifié en tenant compte de deux éléments ; d’une part le caractère de ce salarié, ayant plus de douze ans d’ancienneté, était bien connu de ses pairs ; d’autre part ses propos critiques et irrévérencieux avaient été tenus devant quelques personnes et n’avaient pas été divulgués dans l’entreprise
.
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La faute lourde peut-elle être caractérisée par des dénigrements ou des accusations non fondées ?
La plupart du temps le dénigrement ou les accusations non fondées sont considérées comme une faute grave justifiant un licenciement immédiat sans indemnités.
Exemple :
abuse de sa liberté d’expression et commet une faute grave, le salarié qui tient des propos calomnieux et malveillants à l’égard d’un membre de la direction au sujet de son patrimoine immobilier ; le salarié avait jeté la suspicion sur ce directeur en insinuant qu’il avait forcément abusé de sa fonction en confondant son intérêt personnel et celui de l’entreprise
.
La faute grave sera également retenue à l’encontre du salarié qui dénigre l’entreprise auprès de ses clients.
Exemple :
commet une faute grave l’égouttier-chauffeur (dix-sept ans d’ancienneté) qui émet des critiques virulentes auprès d’un client important sur la qualité du travail accompli par le personnel et sur la compétence des dirigeants de la société dans laquelle il travaillait
.
Le salarié peut aussi être licencié pour faute lourde si son intention de nuire est avérée.
Exemple :
une salariée, mandataire dans une agence immobilière, avait adressé aux clients de la société une lettre dans laquelle elle s’était livrée à une véritable entreprise de dénigrement, jetant le discrédit sur la compétence et le professionnalisme de l’employeur et contestant ses directives ; les juges ont considéré qu’il y avait intention de nuire à l’employeur et que le licenciement pour faute lourde était justifié
.
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Un cadre peut-il manifester son désaccord sur la politique de l’entreprise ou a-t-il une obligation de réserve ?
Un cadre peut et doit s’exprimer dans le cadre de ses fonctions. Il peut donc manifester son désaccord et émettre des critiques sous réserve qu’elles soient mesurées et ne s’accompagnent pas de propos injurieux ou diffamatoires
.
Exemple :
un directeur administratif et financier est licencié pour avoir remis au comité de direction un document contenant de vives critiques sur la nouvelle organisation et pour avoir ainsi manqué à son obligation de réserve. Or, selon les juges, ce cadre investi d’une mission de haut niveau, dans des circonstances difficiles (restructuration) pouvait, dans l’exercice de ses fonctions et du cercle restreint du comité directeur dont il était membre, formuler des critiques même vives sur la nouvelle organisation ; les juges, dans cette affaire, ont pris soin de souligner que le document litigieux ne comportait pas de termes injurieux, diffamatoires ou excessifs avant de décider que le licenciement était dépourvu de cause réelle et sérieuse
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Toutefois, un désaccord profond et persistant, des critiques répétées ou systématiques peuvent justifier un licenciement
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Exemple :
un chef des ventes ayant 13 ans d’ancienneté a pu être licencié pour cause réelle et sérieuse en raison de ses critiques répétées de la politique commerciale menée par la direction en ce qui concerne les produits, la gestion des stocks, et les délais de livraison
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Enfin, un cadre se doit d’être discret ; les critiques diffusées dans l’entreprise – ce qui a priori ne se justifie pas sauf à vouloir créer un climat conflictuel – l’exposent à un licenciement.
Exemple :
un directeur commercial, dans une lettre adressée aux membres du conseil d’administration et diffusée dans l’entreprise, avait critiqué la gestion de l’entreprise et l’action du PDG en invoquant un manque d’organisation, un laxisme vis-à-vis des fournisseurs et des clients et un manque de communication ; la faute grave a été retenue
.
A noter que si le dénigrement de l’entreprise a été fait dans le cadre d’une conversation privée
ou d’une réunion privée et amicale
, le licenciement a toutes les chances d’être jugé sans cause réelle et sérieuse.
Sachez-le :
en cas de critiques, ou de désaccord, l’employeur ne doit pas invoquer la perte de confiance car il ne s’agit pas d’un motif réel et sérieux de licenciement.
Mise à jour par bulletin 38, Mai 2013
La liberté d’expression sur Facebook peut-elle être limitée pour des raisons professionnelles ?
Oui, mais lorsque des propos injurieux sont publiés en accès restreint, le délit d’injure publique ne pourra pas être retenu
Peu avant son licenciement, une salariée se défoule sur les réseaux sociaux (MSN et Facebook) en tenant des propos injurieux contre sa hiérarchie : «
éliminons nos patrons et surtout nos patronnes (mal baisées) qui nous pourrissent la vie !!!
» ou encore, «
R. M. motivée plus que jamais à ne pas me laisser faire. Y en marre des connes
», etc.
L’employeur qui découvre ces messages décide de poursuivre l’ancienne salariée pour délit d’injure publique réprimé par la
loi du 29 juillet 1881
en matière de presse. Il sera débouté de ses demandes tant par les juges du fond que par la Haute juridiction car, pour la Cour de cassation, les éléments constitutifs de l’infraction ne sont par réunis. En effet, l’injure est définie par l’article 29, alinéa 2, de la
loi du 29 juillet 1881
comme : «
toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait est une injure
».
L’injure suppose donc la réunion de trois éléments :
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–
l’emploi d’une expression outrageante, d’un terme de mépris ou d’une invective, qui ne renferme l’imputation d’aucun fait ;
-
–
une personne, destinataire des propos, identifiée ou identifiable ;
-
–
la publicité donnée à ces propos qui caractérise l’injure publique.
Or, ici, les juges estiment que la publicité fait défaut puisque les propos injurieux diffusés sur Facebook et MSN n’étaient «
accessibles qu’aux seules personnes agréées par l’intéressée, en nombre restreint
». Celles-ci formant «
une communauté d’intérêts
», les propos litigieux ne pouvaient être qualifiés d’injures publiques. Précisons que juridiquement, pour écarter la notion d’injure publique, la chambre civile reprend la distinction classique entre l’espace privé et l’espace public visé par l’article 23 de la
loi du 29 juillet 1881
. L’espace privé recouvre les lieux ressortant strictement de la vie privée, accessibles à un cercle intime restreint et les lieux de réunion regroupant des collectivités de personnes liées par un intérêt commun et réunies pour en traiter. Ces collectivités fermées, au sein desquelles les propos tenus ou les écrits circulants ne débordent pas du cercle des participants, ont été qualifiées par la jurisprudence de «
groupements de personnes liées par une communauté d’intérêts
». Le principe de la liberté d’expression dans de tels groupements est la règle et l’injure publique ne peut leur être opposée.
On notera, en revanche, que la première chambre civile désavoue la cour d’appel pour ne pas avoir «
rechercher, comme il lui incombait de le faire, si les propos litigieux pouvaient être qualifiés d’injures non publiques
». Autrement dit, la salariée aurait pu être poursuivie pénalement pour injure (mais les sanctions sont bien moindres). Reste encore à savoir, si cette fois, pour la chambre sociale, la tenue de tels propos pourrait fonder une sanction disciplinaire ? L’avenir le dira.
Mise à jour par bulletin 38, Mai 2013
Un cadre supérieur a-t-il le droit de dénoncer les dysfonctionnements de l’entreprise où il travaille ?
(Cass. soc., 27 mars 2013, n° 11-19.734).
Oui, la liberté d’expression s’oppose à son licenciement disciplinaire dans la mesure où la lettre de dénonciation litigieuse, adressée uniquement aux membres du conseil d’administration et aux dirigeants de la société mère, ne comportait pas de termes injurieux, diffamatoires ou excessifs
Un directeur commercial adresse une lettre au conseil d’administration et aux dirigeants de la société mère. Il y dénonce explicitement les mesures prises par le PDG de son entreprise. La lettre est cosignée par trois autres salariés. Le Président n’apprécie pas et le salarié est licencié pour faute lourde. Le salarié conteste en justice son licenciement. En appel, les magistrats se contentent simplement de requalifier le licenciement en faute grave. La Cour fait ainsi valoir, à l’encontre du salarié, que les termes de son courrier sont particulièrement violents et dénués de nuance : pour preuve, elle extrait des expressions de la lettre litigieuse telles que «
décisions incohérentes et contradictoires qui compromettent la pérennité de l’entreprise
», et «
désordre interne, détournement, abus d’autorité, conséquences financières et sociales désastreuses
». De plus, la Cour ajoute que «
leur usage a pour seule finalité de caractériser l’incurie et l’impéritie du président de la société
». Ainsi, le courrier litigieux «
dépasse les standards habituels de communication au sein de l’entreprise, décrit de façon tendancieuse des situations qui s’apparentent à des actes de malveillance, fait une présentation volontairement alarmiste de la situation économique et sociale de l’entreprise, répand des rumeurs sur le devenir de la société et la précarité de la situation des salariés et manifeste l’intention de ses auteurs de mettre en cause et de déstabiliser son président
». Enfin, la Cour fait valoir que «
ce comportement est d’autant plus fautif qu’il est le fait de cadres supérieurs disposant d’une large autonomie et d’une autorité non négligeable dans l’entreprise qui s’adressent directement et collectivement aux nouveaux actionnaires du groupe
», à un moment où l’entreprise «
était en pleine réorganisation
».
La Haute juridiction ne suit pas la même logique. Si les cadres supérieurs ont un devoir de réserve, notamment vis-à-vis des salariés qu’ils gèrent, on ne peut leur demander de se taire devant les instances dirigeantes, notamment lorsqu’ils estiment que les décisions prises sont contraires à l’intérêt de l’entreprise. Ils doivent pouvoir le dire librement tant que leur propos ne sont pas injurieux ni diffamatoires. L’
arrêt du 27 mars 2013
est à rapprocher d’un
arrêt du 3 mai 2011
où la Haute juridiction avait déjà reconnu qu’un cadre ne pouvait être licencié pour avoir exprimé, en termes dénués de tout excès, son désaccord avec les orientations soumises à son avis au sein d’un comité de direction (
Cass. soc., 3 mai 2011, n° 10-14.104
). De même, dans le cadre de l’expression syndicale, un membre du comité de direction peut diffuser des tracts syndicaux pour dénoncer la politique de l’entreprise (
Cass. soc., 3 juill. 2012, n° 11-10.793
).